Aller au contenu

L’OCCUPATION à AUBOUÉ

11 Novembre 1918

La Gendarmerie d’Auboué siège de la kommandantur et du commandant de la place d’Auboué

JOURNAL de la GRANDE GUERRE

 

Lundi 11 novembre.
– C’est le grand jour. en entendant le canon pendant la nuit et à 7 heures du matin, on se disait que rien n’était signé ; mais à 9 heure un employé boche de la gare dit qu’une dépêche est arrivée annonçant la signature de l’armistice. Quelques minutes après, ce sont les officiers et les soldats qui l’affirment. A 9 heures 1/4 le feldwebel de la Kommandantur vient m’informer officiellement que l’armistice est accepté avec toutes les conditions imposées par Foch et que dans 48 heures la Kommandantur sera parti. Alors, j’engage avec lui le court dialogue suivant :

  • « Merci de la nouvelle, je vais faire sonner la cloche ».
  • « Pas avant midi » (heure allemande).
  • « On va hisser un drapeau au clocher ».
  • « Un drapeau ? pas encore » me répond-il en me regardant d’un œil furibond.
  • « Pourtant, si l’armistice est signe, vous n’avez plus aucun droit sur nous et vous n’êtes rien pour nous ».
  • « Pas encore » répète-t-il et il s’en va furieux.

La nouvelle se répand comme une traînée de poudre, la joie rayonne sur tons les visages et des groupes se forment commentant les événements.

Gloire à Dieu ! Rendons grâce à Dieu ! ce sont les paroles que se redisent les personnes chrétiennes.
A midi, je sonne moi-même la cloche que d’autres mains continueront à mettre en branle pendant une demi-heure. A 3 heures et demie, j’arbore des drapeaux à mes fenêtres. A 4 heures, nombreuses sont les maisons qui sont convoitées et au clocher quatre drapeaux tricolores claquent au vent. Jeunes gens, jeunes filles, enfants circulent dans les rues avec drapeaux en mains, avec rubans tricolores dans les cheveux, sur les chapeaux ou encore en guise de cravates. Le gendarme Kohl passe tête baissée au milieu de toutes ces manifestations. Les journaux publient toutes les conditions de l‘armistice et nous en sommes stupéfaits. Nous les jugeons, nous qui avons du vivre pendant cinquante-deux mois au milieu des Boches arrogants, orgueilleux et si sûrs de la victoire, nous les jugeons si humiliantes pour eux que nous comprenons difficilement qu’ils les aient acceptées, ils étaient donc bien à bout de forces et prés de l’écrasement final. le soir même, entouré des Jeunes gens du Patronage, tous enguirlandés de rubans tricolores, je fais partir des feux de Bengale devant le presbytère.
Le mardi 12 novembre, la circulation est intense. Les habitants des communes voisines profitent d’une liberté, inconnue depuis 51 mois, et viennent acheter drapeaux et cocardes tricolores, qui bientôt sont introuvable. Les soldats allemands descendent, en troupes serrées la rue de Coinville pour se rendre à Moyeuvre. Il est des régiments qui passent avec le drapeau rouge déployé et les officiers suivent sans rien dire. D’autres défilent à la débandade en chantant à tue-tête.
Les Boches réprimandent le bruit que Cémenceau a été assassiné et Foch fusillé. On pense bien que c’est là une fausse nouvelle destinée à redonner un peu de cœur à leurs soldats et à leur faire croire que tout n’est pas perdu. Des marchés se font nombreux entre militaires et civils. Des soldats, pressés de partir, vendent A bon compte poules, vaches, voitures, chevaux. D’autres abandonnent des fusils, des armes de toutes sortes, de la poudre, des balles,.Or, des gens sans aveu, sans conscience, s’emparent de ces armes, profèrent des menaces, volent la nuit dans les clapiers et dans les maisons. ll n’y a plus de poche et les honnêtetés gens sont à la merci de malandrins qui, sûrs de l’impunité, se livrent à tous les excès.

 

L’Abbé E. Kalbalch
Curé d’Auboué

JOURNAL de la GRANDE GUERRE

A Jœuf, les soldats se sont organisés en soviets et menacent de mitrailler la population parce qu‘elle pavoise et qu’elle montre trop de joie patriotique. C’est donc le régime du brigandage et cela peut dégénérer en guerre civile. Les vols et les pillages ont été enseignés pendant quatre ans par les Boches et d‘aucun ont trop profité de telles leçons.
Le Jeudi 14 Novembre, la Direction française reprend la marche de l’Usine. Enfin la Kommandantur part le vendredi 15 Novembre, a 11 heure du matin et toute l’après-midi des enfants font partir des fusées que des soldats leur ont données. C’est Ia débâcle de plus en plus grande parmi les troupes les soldats ne saluent plus leurs officiers et ont une tenue débraillée; on en a même vus se promenant avec gibus sur la tête. Des loques ranges sont fixées aux véhicules de toutes sortes dont ils se servent. Anarchie, défaite complète, c’est un bilan auquel on ne serait jamais attendu.
Samedi 16 Novembre — Les jeunes gens ont hâtes de s’enfuir, qui à pieds, qui à vélo. Ils vont en Lorraine ou bien vers le front ; les grandes personnes ont la nostalgie et font le voyage de Metz sans subir aucun contrôle en cours de route. Les derniers Allemands partent d‘Auboué, mais, toute la journée, des régiments défilent avec musiques et chants, se dirigeant sur Moyeuvre. Des chiffons rouges dominent les voitures de convois. On se demande pourquoi ces soldats chantent et jouent des marches, battus et chassés comme ils le sont. Ils défilent au milieu des drapeaux tricolores qui pavoisent toutes les maisons et que redisent à ces Barbares que leur place n’est plus parmi nous. Ces derniers soldats qui passent n’ont aucune arrogance vis-à-vis de la population civile et semblent plutôt pressés de repasser le Rhin.
Dimanche 17 Novembre – C’est fini ont ne voit plus passer de Boches. Auboué se réveille dans un calme extraordinaire qui contraste avec le brouhaha des jours précédents. On respire enfin. En allant aux offices, les habitants s’interpellent joyeusement:

  • « Eh bien. iI n’y en a plus I »
  • « les vôtres sont-ils partis ? ».
  • « Les nôtres ont filés sans rien dire ».
  • « Qu’attendent donc les français pour venir ? ».

Dans la matinée deux autos traversèrent rapidement la commune mais on eut a peine le d’entrevoir des mains qui s’agitaient et des costumes militaires. On maugréer contre ce passage en coup de vent et l’on se promet de se mettre en travers des autos françaises si il en survient. L’événement se réalisa bientôt. Au cours des Vêpres, j’avais organisé en L’honneur de la Très Sainte Vierge « la procession de la délivrance ». Derrière la croix, s’avançait des enfants portant des oriflammes, puis venaient les jeunes gens et les jeunes filles avec drapeaux et bannières. Enfin, la statue do la Vierge, portée par des jeunes filles vêtues de blanc, était suivie d’une foule nombreuse. On chantait des cantiques ou le nom de la France se répétait joyeusement quand, tout a coup, une clameur se fit entendre. Quatre autos arrivaient, et de suite ont remarquait au volant des officiers français. En un clin d’œil, la procession se replia sur elle-même et les autos furent entourés et immobilisés. Des centaines de mains se tendirent vers les occupants. Ceux-ci ne furent pas moins étonnés de se voir subitement enveloppés de drapeaux, de bannières, d’oriflammes. Les questions se croisaient, multipliées, avides. « Venez-vous définitivement? Avez-vous des journaux? ». On reconnut dans les autos et on les acclama : M. Cavallier, directeur des usines de Pont-à-Mousson et d’Auboué; M. Roy, ingénieur; M; François de Wendel, député et directeur des usines de Jœuf; Mr Laurent, directeur de la Marine d’Homécourt. Enfin on laisse ces Messieurs continuer leur chemin, sur l’assurance qu’ils donnèrent que les troupes américaines arriveraient le lendemain et la procession se remit en marche pour achever son parcours. On rentra joyeusement dans l’église et de tout cœur on y chanta le Te Deum. Ce ne fut pas évidemment sans distractions, car trop de joie, était dans les cœurs et trop d’idées bourdonnaient dans les esprits. Chaque famille pensait à ses absents et se berçait de l’espoir de les revoir bientôt. Puisque ceux-ci ont passé, pourquoi les autres ne viendraient -ils pas ? Journée inoubliable et on se réjouit des surprises agréables que nous procureront les jours suivants.

L’Abbé E. Kalbalch
Curé d’Auboué

Siège de l’imprimerie allemande dans les locaux de l’Ecole de filles
Le Presbytère
Pharmacie Wimbach, Siège du 1er Commandant de la place d’Auboué

Épilogue

C’est tout d’abord à Dieu qu’il faut dire un perpétuel Merci car notre région, si exposée, a été providentiellement préservées. ll est vrai que tous les soirs de la guerre il y a eu réunion à l’église. Le Chapelet a été récite publiquement, on a chanté en l’honneur de la Sainte Jeanne d’Arc, les invocations suivantes, si émotionnantes tellement elles étaient de circonstance :
Francorum genti gloriam. Et signis da victoriam ! Tu salus ulim patrice Jam sis tutela Gallice

A la nation française, donnez la gloire.
Et la victoire à ses étendards.
Vous qui avez été autrefois le salut de la patrie
Soyez aujourd’hui la protectrice de la France

Les familles chrétiennes seront recommandées chaque jour à la Très Sainte Vierge, à la petite Sœur Thérèse de l’enfant Jésus, à tel ou tel Saint préféré. Aux différentes fêtes de l’année, les communions ont été nombreuses, Ferventes, plusieurs reprises, des neuvaines ont été faites publiquement et suivies avec piété. Une jeunesse chrétienne s’est formée dans nos Patronages ; les offices du dimanche ont été bien fréquentés.
Le Bon Dieu en a tenu compte et. Ceux-là même qui ont affecté de ne pas prier ont bénéficié de la protection divine que les âmes pieuses ont méritée à la Paroisse. Je tiens à le déclarer et personne ne peut y contredire : les vrais catholiques – hommes et femmes, jeunes gens et jeunes filles ont fait œuvre patriotique plus que quiconque, car ils ont toujours eu une conduite irréprochable, une attitude très digne.

J’ai voulu faire ce journal de guerre avec la plus grande charité, voilà pourquoi je n’ai pas mentionné des faits délictueux, anti-patriotiques, dont j’ai cependant les preuves en mains. Seulement, je m’étonne d’entendre de temps à autre, tels et tels affecter maintenant le plus farouche patriotisme alors que pendant l’occupation allemande, ils se sont, dérobés à toutes les responsabilités pour ne penser qu‘à leurs affaires personnelles. Je m’étonne de les entendre vitupérer contre ceux qui, malgré mille difficultés, sont restés par devoir dans leurs fonctions publiques eux les ont remplies au mieux, vu les circonstances.
Les absents ne peuvent guerre juger impartialement ce qui s’est passe, ici, pendant les cinquante-deux mois d’occupation. Les présents, eux-mêmes, doivent mettre du côté tout parti pris, et se dire qu’il faudrait, un recul de plusieurs années, connaître bien des choses ignorées, pour juger sainement les événements locaux de ces quatre ans de guerre.
Ce n’est. pas toujours le patriotisme le plus tapageur qui est le plus sincère. Faire son devoir constamment, silencieusement sans se laisser décourager par les difficultés, les ingratitudes, les appréciations injustes et malveillantes, voila le vrai patriotisme. D’aucuns l’ont eu à Auboué, on leur doit un sincère Merci.
Nos héros qui sont morts, nos glorieux mutilés qui ont perdu leurs forces au service de la France ont eu, eux aussi, le véritable patriotisme; à ceux-là nous disons, après Dieu, un reconnaissant Merci.

L’Abbé E. Kalbalch
Curé d’Auboué